Se rendre à Cuba est toujours suggestif. Les clichés affluent : les vagues qui inondent le Malecon, les anciennes voitures américaines bringuebalantes, les Cubains avec des immenses cigares, etc. S’y rendre en vacances balnéaires dans une enclave touristique ne suscite que peu d’interrogations. C’est comme à Saint-Domingue, en Jamaïque, aux Bahamas. Par contre, se confronter à la vie quotidienne et rencontrer des Cubains, dans les villages ou les villes, c’est autre chose.
Cuba, c’est la vie, la belle vie ! Le cigare, le rhum, la musique, les gens, une autre civilisation…
Sur la terrasse de l’Hôtel National, l’heure de l’apéritif…
Cuba 2008
La découverte d’une nouvelle civilisation, comme à Cuba, laisse pantois. Un tissu urbain débridé, des gens différents, de toutes races, sympas, souriants, un climat agréable, des us et coutumes d’un autre temps, des transports publics cahotiques, autant de signes qui créent d’abord l’émerveillement naïf, puis le questionnement sceptique, « comment est-ce possible ? »
Les inconditionnels de Cuba relèveront toujours les bienfaits de la « revolucion ». C’est vrai, les Cubains sont cultivés, relativement bien éduqués ; ils se portent bien et les signes de bonne santé abondent, les gens ont de belles dents, beaucoup portent des lunettes, aucun signe de pauvreté accablante, ni de favelas ; la culture cubaine est bien en place, la musique afro-cubaine retentit partout. De plus les gens vivent longtemps à Cuba !
Les clichés
Et, pourtant…
Pour qui se balade dans les rues de La Havane, la présence policière est frappante. Partout, et à toute heure du jour et de la nuit, les policiers sont bien là, à chaque coin de rue. Ne dit-on pas que, sur trois millions d’habitants à La Havane il y aurait un million de flics ! Un record du monde en la matière. Les contrôleurs des messages électroniques et des sms sont-ils inclus dans le nuage bleu –les flics en bleu- qui surveillent tous les faits et gestes des 11 millions de Cubains ?
Devant l’Hôtel Conde de Villanueva, où nous séjournons à La Havane, tous les policiers du quartier, entre 50 et 80, harnachés de radios avec écouteurs, de baïonnettes et de revolvers sont rassemblés le matin autour d’un chef qui les drille. Ces flics, vous les retrouvez à chaque coin de rue, l’œil vif sur les Cubains. Pas tant sur les touristes qui dépensent un fric bienvenu à la proto-économie de l’île.
Parce que la vie est chère à Cuba, pour les Cubains certes, mais aussi pour les touristes qui, tous, doivent changer leurs devises en CUC, la monnaie qui a remplacé il y a quelques années le dollar. Le taux de change est prohibitif – 1 CUC vaut 1.20 CHF- alors que les cartes de crédit sont débitées en dollars -1 dollar à 1.05 CHF en 2008. Donc les machines pour cartes de crédit ne marchent jamais quand elles existent. Passez à la caisse et vous serez plumés !
Comme toutes les marchandises –hormis les denrées de base- sont à acheter en CUC, les Cubains cherchent à s’approprier la monnaie convertible. Et ce sont les touristes qui leur déversent des millions pour leur assurer une vie décente. Sachant que les Cubains gagnent en pesos l’équivalent de 10 à 12 CUC par mois, l’apport de la manne touristique fait figure de moyen de survie. Les Cubains cherchent le contact avec les touristes et cumulent à ce titre les jobs, sinon à vendre des « Cohiba » à tous les coins de rue. Des médecins conduisent des taxis, d’anciens ministres les imitent.
Une étude espagnole citée par Le Monde affirme que 90% des Cubains trafiquent pour améliorer leur quotidien. Le système de la débrouille fonctionne à merveille, les marchands de rue abondent, tous les menus services se paient. Les flics sont partie prenante du système, ils ont capables de fermer un œil moyennant contrepartie. Les CUC s’échangent, il n’est pas rare de voir des Cubains avec des liasses d’argent.
Les touristes, avec leurs lourdes devises, améliorent les conditions de vie des Cubains, mais la diaspora y participe grandement aussi. Des millions de dollars affluent, notamment des Etats-Unis. Le montant est évalué à près d’un milliard de dollars. Nombreux sont les Cubains à détenir des cartes bancaires qu’ils utilisent pour retirer des CUC dans les très nombreux bancomats des banques cubaines.
La première impression laisserait penser que les gens ne vivent pas dans le besoin. Ils mangent –par ailleurs assez mal-, ils boivent –peu d’alcool car trop cher-, ils fument beaucoup de cigarettes –mais peu de cigares qui sont plutôt vendus aux touristes.
L’Hôtel Conde de Villanueva, un vrai bijou de l’architecture espagnole
Quelques changements
Par rapport à 2007, nous avons vu des signes de changements d’un point de vue consommation. On dirait que les Cubains ont plus d’argent, qu’ils consomment davantage. Le nombre d’échoppes a augmenté, beaucoup de stands à pizza ont été créés, des marchés artisanaux ont vu le jour. Des boutiques modernes ont été ouvertes avec des articles de marques, même Nike est présent! Les Cubains, notamment les Cubaines, ne manquent pas d’élégance ni de goût pour se pomponner et se vêtir à l’occidental. Ces signes de liberté économique répondent-ils à une certaine volonté gouvernementale de libéraliser un tant soit peu les flux commerciaux?
Une première ouverte s’était déjà produite il y a quelques années avec l’ouverture de restaurants privés –les paladares- qui marchent bien, pris d’assaut par les Cubains qui ont de l’argent et les touristes. La différence est criante entre les établissements publics et privés. L’Hostal Conde de Villanueva, par exemple, est l’exemple type d’un complexe touristique prestigieux, géré à la « soviétique », un fonctionnariat envahissant, une inefficacité totale, un nombre d’employés déconcertant pour 9 chambres, un restaurant, une réception et une cave à cigares prestigieuse. Par ailleurs c’est la seule chose qui fonctionne bien dans l’Hostal, avec un « torcedor » qui roule des cigares. Les employés, au nombre d’environ 30, ne connaissent pas le sourire, sauf le comptable « El Chino », qui n’est peut-être pas d’ascendance chinoise pour rien. A chaque commande, il faut aller les dénicher dans un coin du bar, derrière la fantastique verdure du patio. Même s’il n’y a personne aux tables, il faut compter 10 minutes pour recevoir deux bières et deux mojitos. Pas un sourire, pas un mot ! Quand bien même nous savions que la cuisine n’était pas terrible, nous avons voulu tester la table du restaurant ; mangeable le poisson mais d’une présentation digne d’une tambouille militaire. Le pire fut quand même le débouchonnage d’une bouteille de rouge : la sommelière, qui prétendait avoir suivi une formation dans une école hôtelière, ne savait pas l’ouvrir car elle tournait le tire-bouchon du mauvais côté !
Cela me rappelle mon premier voyage en Union soviétique. C’était en 1978. Il fallait attendre une demi-heure pour obtenir une piva par un personnel non motivé, qui refusait même les pourboires…
Le jus de canne à sucre est absolument délicieux
Nous avons aussi vécu une autre expérience de « libéralisation » à Santiago de Cuba, à mille kilomètres de La Havane. En revenant de la visite échouée d’une fabrique de cigares en bicytaxi, -nous n’avions pas de tickets d’entrée délivrés exclusivement à l’Office du tourisme situé à 5 mètres de notre hôtel-, notre triporteur nous a remis entre les mains d’un duo constitué d’un chauffeur – d’une Chevrolet 1952, pardon- et d’un guide, Juri, un gaillard sans âge de …32 ans, avons-nous appris plus tard, de 1.65 mètre et de 48 kilos. Marié à une enseignante, père d’un enfant. Qui parle, outre l’espagnol, le français, l’anglais et l’italien à la perfection.
Nous avons beaucoup bavardé avec Juri. Qui nous a bien décrit le système déroutant de l’Etat cubain. « Ti travailles ti travailles pas, ti gagnes la même chose ». Les Cubains travaillent peu, ne gagnent rien, ne pensent qu’à baiser, leur passe-temps favori. Les mecs engrossent des filles de 18-20 ans, puis quittent la famille pour aller vers d’autres conquêtes. D’ailleurs toutes les femmes ou presque ont un ou deux enfants, mais vivent seules, dans des conditions difficiles.
Les deux gaillards nous ont amenés là où nous voulions aller, sur les conseils du « Guide du Routard », mais Juri, le « meilleur guide de Santiago » selon sa carte de visite, avait ses entrées dans des paladares de bonne qualité. Tout au long de notre séjour dans la ville de la « revolucion », Juri était d’un attentisme exacerbé, l’œil toujours aux aguets. Pour garer l’auto au centre-ville, le chauffeur cherchait un emplacement discret, hors de vue d’un policier. Chaque fois que Juri nous entretenait de choses susceptibles de lui créer des histoires, il nous parlait en français sinon en italien, le bourru de chauffeur n’y comprenant que dalle. Juri travaille –on n’a pas su quand- 4 jours de neuf heures par semaine pour un salaire de 10 CUC par mois, soit 12 CHF ! Il est organisé, démerde, avenant. Pour aller prendre l’avion du retour à La Havane, nous avions rendez-vous à 7 heures du matin dans un lieu retiré, mais proche de l’hôtel, Juri et son acolyte étaient déjà là à 6h30. C’est ce que l’on appelle le service de classe. Nous l’avons gratifié de plus d’une année de salaire cubain. T’es un bon type, Juri !
Nous avons aussi visité la fabrique de rhum « Santiago », le meilleur de Cuba, qui porte encore le nom de Bacardy. La famille Bacardy venait précisément de Santiago, avant de prendre le chemin de Miami. La production du Bacardy se fait actuellement à Porto-Rico. La visite a duré environ 5 minutes… les trois fonctionnaires présents ne nous ont même pas regardés !
Une maison comme on en trouve beaucoup à La Havane
Système D
« Comment vivre avec 10 CUC par mois alors que toutes les marchandises se paient au même prix que chez nous ? » C’est la question sempiternelle que se posent tous les Cubains, et donc les touristes qui connaissent un tant soit peu la vie à Cuba. « Inventar », c’est magouiller, inventer des moyens de survie pour se payer un peu plus que le strict minimum vital.
Dans un système très hiérarchisé, avec des vassaux -les chefs de quartier- et des vavassaux –les sous-fifres- dans tous les cuartos -quartiers-, les Cubains qui se débrouillent doivent ristourner en amont une partie de leur manne, au risque d’encourir des problèmes avec la police qui raquette. L’économie souterraine est donc vivace, elle touche à peu près tout le monde. Des médecins et même d’anciens ministres travaillent au noir, quelquefois comme chauffeurs de taxi, souvent comme guides touristiques.
Dans les rues, les gringos sont aguichés tous les 5 mètres : « Cohiba ! » Le trafic de cigares est prolifique. Le vol en entreprises est immense, les bons torcedors –rouleurs de cigares- reçoivent en prime des « tobaccos » qu’ils vendent au marché gris, pour même arriver en Suisse. Les cigares sont de la meilleure facture, mais vendus à prix avantageux, certes quand ils sont authentiques, sinon c’est de la paille.
L’industrie du tabac
« Cuba, une société en suspens ! »
Jusqu’à quand la famille Castro tiendra-t-elle tout un peuple dans sa tenaille ? La critique intérieure affleure jusqu’au gouvernement, Raoul ouvre le dialogue avec les étudiants, il est conscient des demandes d’une très large partie de la population qui ne se satisfait plus de salaires de misère. Sachant qu’il ne peut plus maîtriser les flux financiers de l’économie souterraine, Raoul –et ses successeurs potentiels comme Lhage- pourrait abonder vers un système à la chinoise, avec un pouvoir politique intraitable et un libéralisme économique exacerbé. Les gens au pouvoir garderaient leurs prérogatives, le peuple habitué à la dictature verrait des potentialités d’ouverture vers un meilleur niveau de vie.
Le futur est trouble ; au fait personne de sait de quoi sera fait l’avenir de Cuba. Peut-être même pas les dirigeants, ni le peuple qui vacille entre le peu d’avantages qu’il possède –santé, éducation, culture- et ce qu’il pourrait recevoir dans un système capitaliste outrancier à la chinoise.
Dans tous les cas, ceux qui sont ou seront au pouvoir ne sont pas près de baisser la garde. Comme partout dans le monde quand on a le pouvoir, on le garde.
Autre solution ? A moins de 200 kilomètres de l’Ile de Cuba sévissent plusieurs centaines milliers de Cubains qui attendent depuis 50 ans que le système communiste tombe. En 1962 ils avaient maladroitement tenté de renverser Fidel Castro. La tentative de la Baie des Cochons fomentée à Miami s’était soldée par un échec retentissant, notamment en raison de la retenue des Américains. Plusieurs tentatives d’assassinat sur Fidel Castro ont été annihilées. Mais les Cubains –qui ont presque tous des parents aux USA- n’apprécient pas les Américains. Par endoctrinement certes, mais ils ont des valeurs nationalistes marquées. Ils ressentent le blocus américain comme une atteinte à leur pays. Pourtant…
Propagande cubaine contre le blocus
La propagande de l’Ambassade américaine est masquée par 261 mâts de 40 m de haut
Pourtant, à qui profite le blocus ? A la politique américaine ou à Fidel Castro?
Le blocus existe. Tout avion, par exemple, qui va à Cuba est interdit aux USA pendant 5 ans, comme toute embarcation d’ailleurs. Les banques et les entreprises occidentales qui négocient avec Cuba sont menacées de sanctions par le gouvernement américain. Les cigares cubains sont officiellement interdits aux USA.
Pourtant… Cuba est approvisionné sur le plan alimentaire par les USA, on parle même de 80% des besoins couverts par des importations américaines. Pourtant des vols relient Miami à Cuba, pourtant des bateaux naviguent entre les deux pays. Pourtant des banques et des entreprises occidentales font des affaires avec Cuba…
Pour ma part, je dirais que la crise cubaine qui dure depuis un demi-siècle rend service aux deux gouvernements. Fidel Castro tient son peuple sous sa férule dans la peur d’un envahissement des troupes américaines qui placeraient au pouvoir les sbires de la diaspora de Miami. De leur côté les Américains peuvent prétexter que Cuba représente une menace pour les pseudo-démocraties d’Amérique du Sud. Ce ne sont plus les missiles russes qui inquiètent Washington. Entre Américains et Cubains, on joue actuellement à la petite guerre psychologique.
De nouveaux paramètres se sont imposés ces dernières années avec, surtout, l’avènement de Chavez au Venezuela. D’autres socialistes ont été élus au Chili, en Bolivie, au Brésil, qui soutiennent Fidel Castro. Les USA, avec leur politique antiterroriste et pétrolière en Irak, ont laissé la porte ouverte à la mise en place de régimes antiaméricains. Ils n’ont plus les coudées franches en Amérique du sud et centrale.
De nouvelles portes vont certainement s’ouvrir. Les élections à la présidence des Etats-Unis peuvent modifier les données. Les démocrates, en particulier Obama, se montrent ouverts à entamer des négociations avec Cuba… sachant que l’électorat pro-cubain vote républicain !
Une seule chose est, à ce jour, sûre : personne ne peut dire ce qui se passera à Cuba dans les prochains mois !
Chaque jour, la presse annonce des changements notoires à Cuba ; les Cubains ont accès dorénavant à internet, ils peuvent acheter des véhicules, fréquenter les hôtels pour touristes, le mobil est autorisé, la TV est accessible tout comme les DVD. On apprenait aussi la mise sur pied d’une réforme agraire avec l’accès à la propriété pour les « campesinos », autant de signes d’une certaine liberté économique. Des entreprises peuvent se créer jusqu’à 5 employés.
Alors attendons…
Playa del Este
Jean–Daniel Tschan
Le Noirmont, le 18 avril 2008